- Combien de temps depuis la disparition de votre frère ?
- Ce n'est plus une disparition mais un meurtre, ne mélangez pas la mort et la disparition, puisqu'il a disparu avant de mourir, ça pourrait porter à confusion.
- Il est prouvé que les gens préfèrent le terme disparaître. Donc, depuis son décès, si vous préférez?
- Je ne préfère aucunement, il s'agit simplement de...
- Je me fous de tout ça, mademoiselle. Je vous demande quand il est mort, c'est tout. Ne me prenez pas au mot s'il vous plaît.
- Il est mort il y a quatre ans, sept mois et neuf jours.
- Voulez-vous me raconter les circonstances?
- Je l'ai déjà répété des centaines de fois.
- Comment voulez-vous que je travaille si vous ne voulez pas coopérer ?
- Mais vous croyez que ça m'aide ? Que ça m'aide à oublier, de devoir raconter, encore et encore, à des gens toujours différents, des gens qui ne comprennent rien, qui ne comprennent pas que je puisse encore souffrir, que je puisse encore pleurer ! Pour les gens c'est du passé monsieur. Pour les gens, toutes les blessures guérissent avec le temps. Même les entailles les plus profondes. Ils ne comprennent pas qu'il reste une énorme cicatrice, une balafre qui me tiraille lorsque je m'endors, lorsque je me réveille. Un fantôme qui me suit tous les jours. Mais vous voulez savoir ? Les gens sont cons. J'ai douze ans mais j'ai compris, monsieur. Et j'en ai marre. Ils font semblant de compatir alors qu'ils n'y comprennent rien.
- Vous ne pouvez pas leur en vouloir ; votre histoire n'a rien de commun, comment pourraient-ils comprendre de telles choses ? ça paraît trop irréel pour eux. Qu'une gamine aie plus d'expérience, ça les dépasse, c'est tout.
- Je ne leur demande pas de comprendre, juste d'arrêter de faire semblant.
- je comprends.
- Non vous ne comprenez pas. Vous êtes exactement comme eux. Vous croyez comprendre, mais ce soir, en mangeant en face de votre femme, à côté de vos enfants, vous aurez déjà oublié. Et si vous comprenez un tout petit peu ce que je ressens, c'est l'histoire de quelques secondes. Moi je vis avec ma douleur depuis que j'ai huit ans.
- Je n'ai pas de femme, mademoiselle. Et je ne vous oublierais pas de sitôt, parce que je sais que vous avez des choses particulières à raconter. Et que votre vie n'est pas finie. Et que je peux vous aider, et pas seulement à vaincre la douleur.
- A quoi d'autre? Je suis là simplement pour ça. Mais vous savez, j'ai déjà vu une dizaine de psychologues depuis mes huit ans. Alors je ne crois pas vraiment qu'un de plus changera quelque chose. En fait, à part ruiner un peu plus mon pauvre père, mes séances ici ne feront rien.
- Arrêtez de prendre un air désabusé. D'essayer de jouer la martyre. Je vois comment vous êtes. Je comprends votre douleur. Mais vous pouvez la surpasser ; vous n'allez pas être malheureuse toute votre vie. Arrêtez donc de vous plaindre et racontez-moi ce qui s'est passé. Mais pas maintenant. Pas aujourd'hui. La semaine prochaine. Refuser de parler, ça équivaut à vouloir de cette douleur. Alors prouvez-moi que vous avez envie de guérir.


La semaine suivante ~

- Il s'appelait Angelo. Il avait douze ans, comme moi maintenant. Moi j'avais huit ans. Mais on s'entendait quand même bien parce que je voulais bien jouer aux jeux de garçons et qu'il était gentil. On jouait jamais à cache-cache, parce que je gagnais toujours et qu'il en avait marre que je sois plus forte que lui. En plus, comme j'étais une fille, il voulait pas qu'on se moque de lui. Angelo, il était bizarre parfois. Il disait que certaines personnes étaient des démons. Des fois, dans la rue, il me montrait quelqu'un et me disait que cette personne était un démon. Et c'est vrai qu'il voyait toujours les gens que personne ne voit, ceux qui se cachent dans l'ombre, ceux qu'on ne connait pas même quand on connait toute la ville. Des gens à part, des gens qui apparaissent un jour et qui n'habitent plus là le lendemain. Et il arrêtait pas de dire que c'était des démons. C'est vrai qu'en plus des gens disparaissaient et n'étaient jamais retrouvés. Angelo disait que c'était eux les meurtriers. J'ai jamais su pourquoi il disait ça, s'il savait vraiment quelque chose ou non. Et... Et puis le dernier jour de janvier, il a disparu lui aussi. Il était plus là, le matin, dans son lit... Plus personne. On a appelé la police, parce que ça ressemblait pas à Angelo de disparaître sans rien dire à personne, d'habitude on partait tous les deux, mais là non, là il était parti tout seul, et je le trouvais pas... Pourtant je le trouvais toujours quand on jouais à cache-cache, toujours, c'était moi la plus forte pour le retrouver... Mais là, je sentais les gens qui marchaient, les vieillards malades tous seuls chez eux, les chiens mourants sur les trottoirs, mais pas Angelo... Il avait même disparu dans ma tête... Et j'avais toujours vu Angelo dans ma tête alors c'était bizarre, j'avais l'impression qu'on avait arraché un bout de mon coeur, comme quand la voisine était morte de vieillesse naturelle, monsieur. Et du coup... J'ai fini par sentir où il était. Sauf que c'était trop tard, il était mort, il n'avait plus de sang, une morsure dégoûtante au cou. C'est un démon qui a fait ça c'est évident.
- ... Eva, qu'entends-tu par " voir " ou " sentir " les gens ou Angelo dans ta tête ?
- C'est surtout quand je me concentre, en fait, ou quand je ferme les yeux. Bah c'est à ça que sert le jeu de cache-cache non ? On réfléchit et on voit où se cache l'autre...
- On voit où se cache l'autre ? Mais comment ?
- Dans sa tête. Dans son esprit. Partout. On le sent comme on sentirais qu'une mauvaise nouvelle arrive ou qu'on se sent heureux ; c'est partout dans notre corps, on le sait, c'est sûr, c'est au fond de nous. Ce n'est pas comme ça que vous jouez à cache-cache, vous ?
- Pas vraiment, Eva, pas vraiment...

Le soir ~

- Je suis certain qu'il s'agit d'une preuve. Cette fille est comme toi et moi, chérie ! Comme ton frère...
- C'est anormal. Fred m'avait dit que seulement les vampires étaient capables de telles choses. Tu... Tu crois vraiment que c'est possible ?
Il eut une grimace.
- C'est une gamine. Mais je sais ce que je vois, ce que j'entends. Peut-être une défense naturelle qui se développe. La balance, l'équilibre. On pourrait se défendre. Se protéger, protéger nos enfants... Je pense que c'est une bonne nouvelle.
- Tu es fou ! On sera les premiers à être éradiqués ! Dès que la population vampire saura que certains d'entre nous savent se défendre, ils les tueront avant que tous les humains leur résistent !
- C'est ce qui est arrivé au frère de cette gamine. Eva. Son frère aussi avait une sorte de don ; si j'ai bien compris, il aurait su repérer les vampires. C'était une trop grande menace pour eux...
- N'en parle à personne. Je ne veux pas qu'il arrive du mal au bébé.
Il posa rapidement son regard bleu étincelant sur le ventre arrondi de sa fiancée, avant de sourire.
- Et s'il était comme nous ?
- N'y songe même pas !
- En tout cas, je veux entraîner cette petite. La protéger. Elle le mérite. Je fais exprès d'être dur avec elle parfois, elle se donne tant de mal pour se donner de grands airs... Mais tu imagines ? Elle pourrait savoir si un vampire la suivait, elle pourrait...
- Ce n'est pas ton rôle. Reste loin de tout ça. Notre bébé a besoin de son père, tu entends?
Il entendait. Mais les paroles de sa femme lui semblaient si lointaines...


17 ans plus tard ~

L'école a été ouverte aux sorciers. C'est comme ça que les monstres nous appellent. Je suis trop vieille pour avoir expérimenté le mélange en cours, mais j'ai appris à utiliser mon don et à l'expoiter à mon maximum grâce à cet homme. Mon soi-disant psychologue. Il était comme moi. Et il a été assassiné à son tour... Sa femme ne m'aime pas beaucoup. Je ne l'aime pas vraiment non plus. Je n'ai plus besoin d'aide. Mais je souffre de sa mort. Il m'a beaucoup appris.

Je crois que mon fiancé en est soulagé. Je ne vous ai pas dit ? Je suis fiancée. Pas encore mariée. Parce que c'est dur pour l'un comme pour l'autre d'en accepter l'idée. Le temps passe et la promesse devient une question. Je ne sais pas si nous allons réellement nous marier. Il a peur. Et moi aussi. Pourquoi ? Parce que c'est un Vampire. Peut-être même le fils, le frère, de celui qui a tué Angelo. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis tombée amoureuse... Et lui aussi... Mais comment pourrait-il dire à sa famille qui attend une belle vampiresse qu'il s'agit en fait d'une sorcière qu'il souhaiterais épouser ? Et moi, comment pourrais-je ainsi trahi mon frère défunt ? C'est trop compliqué. Je l'aime, mais il m'effraie. Je ne sais pas de quoi il est capable.

Il y a aussi ce poste de professeur que je viens de décrocher. Je ne sais pas si c'est une bonne idée ; parce que je suis en contact direct de vampires de toutes sortes ; mais d'un autre côté, j'essaie de déloger de mon esprit mes idées préconçues et mes préjugés cruels. Apprendre que c'est peut-être un jeune qui n'a pas pu se contrôler et qui s'en veut énormément d'avoir tué mon frère me dégoûte. Comment pourrais-je détester un coupable qui ne serait pas un monstre ? J'espère que cet imbécile d'assassin est un monstre. J'aurais moins de scrupules à lui arracher la tête...
Car oui, je suis certaine aujourd'hui de pouvoir affirmer être capable de tuer un vampire. Vraiment. Je suis rapide et j'ai dépassé mon maître niveau combat. Et surtout, je vois les vampires invisibles, sans me laisser berner par aucune illusion de la sorte. Mon don est fiable. Je lui fais confiance.
Mais surtout, aujourd'hui, je suis lavée de l'intérieur. Je ne pleure presque plus, et, s'il m'arrive encore de m'énerver et d'être violente, je suis aussi capable d'un calme étonnant. Je fais des progrès chaque jour. Au moins en la mémoire d'un ancien psychologue et maître...
Ah, et aussi, je crois que j'attends peut-être un bébé. Mais ça, c'est un secret alors chut. Seul le destin me dira si je deviens folle ou non. Vous imaginez? Un bébé demi-vampire ? Rien que cette idée me terrifie. Alors personne ne sait. Et personne ne doit savoir...